
« J’étais le premier, l’incomparable dans mon île aérienne ; je tombai au dernier rang quand on me soumit aux règles communes.
Mon grand-père avait décidé de m’inscrire au Lycée Montaigne. Un matin, il m’emmena chez le proviseur et lui vanta mes mérites : je n’avais que le défaut d’être trop avancé pour mon âge. Le proviseur donna les mains à tout : on me fit entrer en huitième et je pus croire que j’allais fréquenter des enfants de mon âge. Mais non : après la première dictée, mon grand-père fut convoqué en hâte par l’administration ; il revint enragé, tira de sa serviette un méchant papier couvert de gribouillis, de taches et le jeta sur la table : c’était la copie que j’avais remise. On avait attiré son attention sur l’orthographe – « le lapen çovache aime le ten », – et tenté de lui faire comprendre que ma place était en dixième préparatoire. Devant « lapen çovache » ma mère prit le fou rire ; mon grand-père l’arrêta d’un regard terrible. Il commença par m’accuser de mauvaise volonté et par me gronder pour la première fois de ma vie, puis il déclara qu’on m’avait méconnu ; dès le lendemain, il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur.
Je n’avais rien compris à cette affaire et mon échec ne m’avait pas affecté : j’étais un enfant prodige qui ne savait pas l’orthographe, voilà tout. Et puis, je retrouvai sans ennui ma solitude : j’aimais mon mal. »
Jean-Paul Sartre, Les Mots, Ed. Galllimard, Coll. Folio, 1964, p. 65
De quoi relativiser lorsqu’on éprouve des difficultés en orthographe : rien n’est jamais perdu.
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